Les Leçons de Nuremberg et le temps présent

Par Igor Maksimitchev, chercheur à l'Institut de l'Europe relevant de l'Académie des sciences de Russie, RIA Novosti
Le 30 septembre 1946, le tribunal international mis en place pour juger les principaux criminels de guerre nazis qui avaient entraîné le monde dans le gouffre de la Seconde Guerre mondiale et souillé la renommée allemande en perpétrant des crimes comme jamais l'humanité n'en avait connus, rendait son verdict définitif et sans appel. Cette structure juridique est entrée dans l'histoire sous le nom de Tribunal de Nuremberg. La décision de tenir ce procès avait été prise à la Conférence de Crimée (Yalta) par les dirigeants des puissances de la coalition antihitlérienne tenue du 4 au 11 février 1945. Le communiqué publié à l'issue de la conférence faisait état de la volonté de ses participants de "soumettre tous les criminels de guerre à un châtiment juste et rapide". Dans le communiqué de la Conférence de Berlin (Potsdam) tenu du 17 juillet au 2 août 1945 il était confirmé que "les criminels de guerre et ceux qui ont pris part à la préparation ou à la réalisation des mesures nazies ayant entraîné ou eu pour résultat des atrocités ou des crimes de guerre devaient être arrêtés et traduits devant la justice".
L'accord sur la constitution du Tribunal militaire international pour juger les dirigeants du Reich allemand et du parti nazi fut signé à Londres le 8 août 1945. Les audiences commencèrent le 20 novembre 1945 à Nuremberg, une ville que les nazis avaient monopolisée pour leur "mouvement". C'est à Nuremberg que se tenaient les congrès annuels du parti fasciste. En 1935, c'est dans cette cité que furent adoptées les lois raciales annonciatrices des persécutions des Juifs. C'est ici que fut lancé l'engrenage infernal conduisant à la guerre, à l'occupation de l'Europe dans sa presque totalité, aux chambres à gaz et aux fours crématoires.
Les actions concertées de juristes des quatre puissances victorieuses reflétaient l'unité des pays de la coalition antihitlérienne, coalition grâce à laquelle l'Allemagne fasciste et ses satellites avaient été battus à plate couture. Les organisateurs des méfaits nazis furent accusés de conjuration contre la paix mondiale (de préparation, de déclenchement et de mise en exécution d'une guerre offensive), de crimes de guerre (d'infractions contre le droit de la guerre) et de crimes contre l'humanité (atrocités). Sur les 24 accusés, douze furent condamnés à la peine capitale, sept se virent infliger différentes peines d'emprisonnement, trois furent acquittés, un mit fin à ses jours avant l'énoncé du verdict et un autre (Gustav von Krupp) fut élargi pour raisons de santé. Mais si le procès de Nuremberg décida du sort des chefs du régime nazi, il fustigea aussi le régime hitlérien. Les dirigeants du parti national-socialiste et ses sections d'assaut (SS), le service de sécurité (SD), la police secrète (Gestapo) furent reconnus criminels. Les forfaits et les atrocités perpétrés par les nazis dans les territoires occupés, tout particulièrement en Europe orientale, ainsi qu'en Allemagne même, furent révélés au grand jour. Dans le verdict du tribunal de Nuremberg pour la première fois l'agression fut qualifiée de crime gravissime contre l'humanité. Pour la première fois la notion de crime contre l'humanité fut formulée de manière explicite.
Aujourd'hui les noms des chefs nazis exécutés en vertu du jugement prononcé par le Tribunal international sont oubliés. Ces gens n'ont pas de sépulture. Et s'est juste. La gravité de leurs crimes est telle que l'humanité les a bannis à jamais. Les criminels nazis condamnés à l'emprisonnement ont purgé leur peine à la prison internationale de Spandau (dans le secteur occidental de Berlin) sous la garde de soldats des quatre puissances. Cet établissement carcéral ne s'est vidé qu'en 1987, après que son dernier "locataire", Rudolf Hess, adjoint de Hitler au parti et condamné à la réclusion perpétuelle, eut mis fin à ses jours. La prison a été rasée, un supermarché à été érigé sur son emplacement. C'est sciemment que les néonazis ont été privés de "sanctuaires" où ils auraient pu se recueillir.
Le Tribunal de Nuremberg restera à jamais dans la mémoire des hommes comme l'incarnation de la victoire de l'humanité sur le mal absolu. L'humaniste belge Charles de Coster a fait dire au héros de son roman La Légende et les aventures d'Uylenspiegel ces propos pénétrants: "Les cendres de Klaas palpitent dans mon coeur!" Le verdict de Nuremberg, c'est le coeur de l'humanité dans lequel palpitent les cendres des détenus des camps d'Auschwitz et de Maidanek et des bambins morts d'inanition pendant le siège de Léningrad, c'est les casques troués jonchant les ruines de Stalingrad, les ombres des victimes des victimes du nazisme, écrasées sous les décombres de centaines de villes détruites par la machine de guerre du Reich. Ce verdict recèle le gémissement de mort et la consternation de l'Europe martyrisée, recouverte de millions de croix blanches plantées sur les tombes des victimes innocentes de l'agression allemande. Le procès de Nuremberg n'a pas été qu'un châtiment juste et mérité, il reste aussi une redoutable mise en garde pour ceux qui à l'avenir prendraient la responsabilité de déclencher des guerres. Tout nouveau conflit au siècle des instruments sophistiqués de destructions entraînerait des pertes et des souffrances terribles pour les habitants de la planète. Les fauteurs de ces guerres devraient forcément rendre des comptes devant l'humanité.
Malheureusement en Allemagne et aussi ailleurs des forces contestent le jugement du tribunal malgré les innombrables preuves des crimes du nazisme présentées au procès. A Nuremberg la justice a été rendue dans le plus grand respect des droits des accusés. Ceux-ci ont été défendus par des avocats qui ne se sont pas privés de recourir à toutes sortes de subterfuges juridiques. Ils ont notamment avancé la thèse selon laquelle Hitler était le seul coupable de tout et que les autres chefs du Reich n'avaient fait "qu'exécuter les ordres" en Allemands disciplinés qu'ils étaient. Les avocats ont aussi prétendu que la loi "n'a pas d'effet rétroactif": avant le procès de Nuremberg aucune clause du droit international ne condamnait de manière "spécifique" les crimes contre la paix et contre l'humanité. La défense a aussi tenté d'établir un parallèle entre les actions des nazis et celles de la coalition antihitlérienne. Par exemple, la guerre aérienne menée par la Luftwaffe contre les populations civiles des pays agressés par l'Allemagne étaient comparées aux bombardements de représailles de l'aviation alliée.
Au fur et à mesure que le contrôle exercé sur l'Allemagne par les puissances victorieuses occupantes se relâchait, les "arguments" de la défense se propageaient et se développaient. Sauf en République démocratique allemande farouchement respectueuse des traditions antifascistes. Seulement la RDA et ses traditions ne sont plus là. La réécriture de l'histoire concernait tout particulièrement l'URSS. On avait inventé la théorie du "totalitarisme", qui mettait sur un même plan le nazisme et le socialisme qui l'avait terrassé. En vertu de cette thèse, en combattant l'Armée Rouge les hitlériens avaient défendu l'Occident démocratique et par conséquent ce dernier devait leur être reconnaissant. D'innombrables ouvrages pseudo-scientifiques et films orientés ont pour but de démontrer que: 1) l'Allemagne nazie a porté un coup préventif contre l'URSS; 2) dès le début l'Allemagne a mené une guerre défensive et les sacrifices consentis par les Allemands doivent être considérés comme une contribution de leur part à la sauvegarde de la civilisation européenne et à "l'union de l'Europe": 3) le socialisme était bien pire que le nazisme et pour cette raison la guerre menée contre lui était une "cause juste" et "européenne"; 4) l'Armée Rouge n'a apporté aucune libération, elle n'a fait que remplacer une dictature par une autre plus terrible encore; 5) les soldats de la Wehrmacht et les gradés SS se conduisaient dans les territoires occupés comme des "libérateurs" et des "gens civilisés", contrairement aux soldats rouges dans les territoires est-européens. Fort logiquement les néo-nazis qui redressent la tête reprochent à l'Occident son "ingratitude"; celui-ci aurait dû décorer ceux qui se trouvaient sur le banc des accusés à Nuremberg et non pas les envoyer à la potence, estiment-ils. Les russophobes des nouveaux membres de l'Union européenne n'ont eu qu'à reprendre le schéma concocté dans ses moindres détails pour revendiquer les lauriers des "vainqueurs" du monstre communiste, et ce alors que les Russes n'ont pas eu besoin d'eux pour le faire.
Après s'être ainsi affranchies du passé nazi, ces forces influentes en Allemagne se sont attaquées au procès de Nuremberg qui reste une tache honteuse pour les Européens exemplaires blanchis de frais. Pour se sentir tout à fait à leur aise dans l'Europe démocratique intégrée, il fallait éliminer ou tout au moins relativiser le fait que Nuremberg ne concernait que l'histoire allemande. Les "assassinats massifs" ont commencé à être présentés comme des crimes de "maniaques" s'étant soldés par la perte de quelques vies humaines. Peu importe qu'à Nuremberg on ait qualifié d'assassinats massifs l'extermination de milliers de gens dans les camps de la mort nazis. Par contre, il est évident qu'aucun pays au monde ne peut se targuer d'être à l'abri de l'apparition d'un maniaque quelconque. A quoi bon alors jeter la pierre au passé allemand?
Lorsque cela s'est avéré insuffisant, on a émis l'idée de constituer quelque chose de comparable au Tribunal de Nuremberg, mais pas pour l'Allemagne. C'est ainsi qu'a vu le jour le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie, qui est un pendant du tribunal de Nuremberg (exception faite de sa durée d'existence): il semble que pendant plusieurs décennies encore il entretiendra son staff de juges et son personnel auxiliaire), mais dont la mission est de juger un pays qui n'a pas commis d'agression. Il ne dissimule même pas sa partialité. Les yeux de Thémis à La Haye ne sont manifestement bas bandés. Bien sûr, la guerre civile en Yougoslavie, au déclenchement de laquelle l'Occident dans son ensemble et l'Allemagne en particulier ne sont pas étrangers, a été menée par les belligérants avec la cruauté extrême qui caractérise tous les conflits de ce genre. La Russie le sait bien pour avoir vécu en 1918-1920 la guerre civile la plus sanglante du XXe siècle. Dans ces situations il est déterminant de savoir qui a commencé. Cependant, il est patent que le tribunal de La Haye s'est fixé un tout autre objectif, celui d'"achever" les Serbes bombardés par l'OTAN, de manière à ce que plus personne dans les Balkans n'oppose une résistance à l'Occident. Parallèlement on s'emploie aussi à démontrer que des criminels de guerre et les criminels contre l'humanité on en trouve aussi ailleurs qu'en Allemagne.
L'Occident abuse du prestige du Tribunal de Nuremberg pour justifier la politique d'intervention armée globale.
Tous ceux qui manifestent un mécontentement quelconque sont comparés à Hitler. On a assimilé au führer Slobodan Milosevic et Saddam Hussein, maintenant c'est au tour de l'Iran et, avec un peu plus de précaution quand même, de la Corée du Nord, à être comparés à l'Allemagne nazie. Les partisans les plus farouches de l'exportation des valeurs occidentales qualifient de führer le Biélorusse Alexandre Loukachenko alors que dans les pays dociles à l'Occident les candidats à ce titre sont foison.
Toutefois dans le monde moderne il est un seul ennemi qui par l'ampleur du danger qu'il représente peut être comparé au nazisme. C'est le terrorisme international. Et si l'on envisageait la reconstitution du Tribunal de Nuremberg pour préserver l'existence de l'humanité, alors seul un tribunal revendiquant le titre de successeur de celui de Nuremberg serait habilité à juger les chefs des terroristes. A l'égard du terrorisme l'Occident est loin de se montrer aussi drastique que vis-à-vis des Serbes. Il fait toujours la distinction entre les "bons" et les "mauvais" terroristes. C'est un peu comme si pendant la Seconde Guerre mondiale les alliés se seraient mis à chercher de "bons" et de "mauvais" nazis parmi les hitlériens. La coalition antiterroriste globale aura le dessus lorsque tous les terroristes seront considérés comme un ennemi commun indépendamment de ce qu'ils tuent des Russes, des Américains ou des ressortissants des pays de l'Union européenne. Il sera alors possible de songer à un nouveau tribunal des peuples pour décider en dernière instance du sort des inspirateurs, des dirigeants et des suppôts du terrorisme international.
* L'opinion de l'auteur ne correspond pas forcément à celle de la rédaction.
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