LA POMME VEREUSE QUE LE MINISTRE IVANOV A POLIMENT REPOUSSEE

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Par Piotr Romanov, RIA Novosti

La vie politique moderne fournit parfois des sujets vraiment bibliques. Un exemple: voici quelques jours le patron du Pentagone, Donald Rumsfeld, a suggéré à son homologue russe, Sergueï Ivanov, une idée qui pourrait fort bien être comparée à la pomme fatale présentée à Eve par le serpent tentateur.
Le prétexte était des plus nobles: rendre plus efficace la lutte contre le terrorisme international. Il était proposé à la Russie d'appuyer la proposition des Etats-Unis de recourir pour d'éventuelles frappes contre des terroristes à des missiles balistiques intercontinentaux dont les têtes nucléaires seraient remplacées par des charges conventionnelles.

Sergueï Ivanov a repoussé poliment le fruit proposé en déclarant que "pour la Russie ce projet soulevait certaines questions".

Donald Rumsfeld a fait triste mine, mais il n'a pas perdu tout espoir de convaincre Moscou: "Les Etats-Unis jugent possible de remplacer les têtes nucléaires de ces missiles par des ogives ordinaires. Nous voudrions que la Russie fasse de même". A en croire le secrétaire américain à la Défense, la nécessité d'employer de tels missiles pour prévenir le danger terroriste pourrait se faire sentir dans les 5-10 années à venir.

A propos, Donald Rumsfeld n'est nullement le pionnier dans ce domaine. Les deux ministres américains de la Défense précédents avaient lancé la même idée. Il s'agit de Harold Brown et de James Schlesinger, qui voici quelques mois avaient expliqué dans le quotidien Washington Post ce que cette suggestion avait d'avantageux. Il suffirait d'obtenir les coordonnées de bases de terroristes pour, quelques minutes plus tard, leur porter une frappe destructrice. Plus besoin de faire décoller des bombardiers, de diriger des porte-avions ou des sous-marins vers des rivages étrangers. Tout serait vite fait et bien fait. Il est surtout proposé de remplacer les charges des missiles balistiques emportés par les sous-marins nucléaires "Trident II D5", dotés d'ogives mirvées (comprenant plusieurs têtes autoguidées).

Pour quelle raison donc le ministre Sergueï Ivanov ne s'est-il pas précipité sur cet appât? Tout simplement parce que le remède proposé pourrait s'avérer plus redoutable que le mal lui-même.

Premier argument. Rien n'existe de mieux que les ogives conventionnelles mirvées adaptées aux missiles balistiques intercontinentaux pour dissimuler des charges nucléaires. En d'autres termes, si les Etats-Unis ou la Russie lancent un missile de ce genre, personne ne sera en mesure de dire avec certitude ce qu'il emporte: une charge conventionnelle ou nucléaire. On peut aisément imaginer la suite. Bien sûr, pendant la guerre froide Moscou et Washington avaient fait bien des pas au-devant l'un de l'autre, néanmoins on ne saurait soumettre la confiance qui s'est créée à des tests par trop poussés. Et puis les nerfs des gens ne sont pas en acier. "Les systèmes les plus perfectionnés peuvent défaillir, un missile balistique pourrait brusquement dévier de sa trajectoire et filer vers une ville russe ou américaine. Réussirait-on alors à le détruire? Dans ce cas, le téléphone rouge servirait-il à quelque chose? On peut en douter.

Le deuxième inconvénient présenté par les ogives conventionnelles, c'est qu'elles ne tombent pas sous le coup du contrôle des armements stratégiques offensifs. Les Etats-Unis pourraient annoncer que des missiles dotés d'ogives "ordinaires" se trouvent à bord d'un certain nombre de sous-marins nucléaires sans qu'il soit possible de vérifier la chose. La Russie ne serait pas sûre que le 31 décembre 2012, date à laquelle les parties contractantes ne devront plus posséder que de 1.700 à 2.200 ogives mirvées, les Etats-Unis disposeraient effectivement de cette quantité d'ogives et qu'ils ne conserveraient pas en réserve un nombre appréciable de munitions nucléaires classées "conventionnelles". Dans ce cas, il est évident qu'il serait préférable d'oeuvrer au renforcement de la confiance qu'à sa fragilisation.

Troisième argument. Même si la charge emportée par le missile intercontinental "antiterroriste" était "ordinaire", il s'agirait évidemment d'une arme superpuissante, autrement elle n'aurait aucune raison d'être. La grande question, c'est de savoir où "pèterait" cette mégacharge quant on sait que les terroristes ont pour habitude de se tenir au plus près des sites civils. Ce site pourrait être un barrage qui en cédant ferait de nombreuses victimes civiles, ou encore une centrale nucléaire ou des réservoirs de carburant, ce qui se traduirait par une catastrophe écologique de grande ampleur. Le choix ici est illimité.

Quatrième et dernier argument. Nul besoin d'être expert en terrorisme pour savoir que plusieurs choses essentielles manquent à la communauté internationale dans la lutte contre ce fléau. Ce sont l'unité, des renseignements complets sur l'ennemi, un droit international débarrassé de ses lacunes. Ce sont aussi des moyens tactiques et militaires performants pour porter des frappes ponctuelles sans mettre en danger les populations civiles.

En d'autres termes, la pomme proposée à la Russie était véreuse, c'est bien pourquoi le ministre Ivanov l'a poliment repoussée.