Je ne tiens pas à faire de mauvaises prophéties, mais...

Par Sergueï Karaganov, président du Bureau du Conseil sur la politique extérieure et de défense (Russie), RIA Novosti
Nul doute que la Fédération de Russie et son président ont bien passé leur premier examen vraiment sérieux pour pouvoir prétendre au titre de grande puissance, partiellement perdu après la pérestroïka et les années de chaos semi-démocratique qui suivirent, et la dégradation économique continue des années 1990.
A Saint-Pétersbourg, la Russie n'a pas reçu tout ce qu'elle avait espéré. Des dizaines d'articles ont déjà été écrits sur ce thème. Dans la capitale du nord, la Russie et son président ont tout de même beaucoup reçu et en premier lieu du point de vue du prestige. Pour la première fois, la Russie a réussi à imposer dans un certain domaine (l'énergie) l'ordre du jour de la discussion des vieilles grandes puissances. Comme cela arrive souvent, une nouvelle crise internationale d'envergure a éclaté pendant le sommet du G8, et la diplomatie russe s'est montrée à la hauteur. Nous avons proposé des formules qui étaient acceptées. Les relations publiques lors du Sommet pétersbourgeois ont également été très bien gérées.
Le fait que la Russie a engagé non seulement pour la tenue du sommet, mais aussi pour sa préparation - à titre d'hôtes - les nouveaux leaders du monde, ceux notamment de la République populaire de Chine (RPC), de l'Inde, de l'Afrique du Sud, du Brésil et du Mexique, constitue sans doute un point très positif pour la Russie. La Russie a ainsi franchi une étape très importante vers la transformation, bien que théorique, du G8 en organisation effective et efficace des plus grandes nations du monde, en véritable "concert des nations" du XXIe siècle.
Les partenaires ont suspendu l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce. Tout porte à croire cependant que Moscou n'a plus besoin d'adhérer à l'OMC pour renforcer son prestige, et la Russie est par conséquent moins encline à céder aux exigences parfois absurdes conditionnant son adhésion. Qui plus est, le processus de libéralisation du commerce international dans le cadre de l'OMC qu'on appelle à présent le Cycle de Doha a de toute évidence complètement échoué. Et les exigences des partenaires ou de leurs marionnettes sont pour le moins dérisoires. Toujours est-il que dans le contexte de l'impasse actuelle, la Russie ne pourra pas adhérer à l'OMC dans les deux années à venir. Aussi son refus de céder à toutes ces exigences n'a-t-il fait au fond que conforter les positions du pays.
Pour ce qui est des textes des déclarations adoptées à Saint-Pétersbourg, je dirais avec tout mon respect pour les diplomates qui les ont préparés qu'ils ne sont qu'un tout petit peu meilleurs que d'habitude, mais toujours creux. Comme d'habitude, ces textes sont pleins de bonnes intentions mais comportent très peu d'engagements concrets.
Les gens de ma génération qui ont déjà lu de telles déclarations depuis une quinzaine d'années devraient sans doute constater une plus grande précision des textes.
On peut évidemment critiquer le G8 pour son manque de volonté de s'occuper des problèmes aigus et importants pour le monde. Somme toute, une telle critique est devenue parfaitement banale. Seuls les paresseux parmi les journalistes ne s'y sont pas livrés.
Je tiens pourtant à indiquer, exprimant peut-être mon point de vue subjectif, ce qui devrait figurer à l'avenir à l'ordre du jour du G8 ou du G12, ou même du G20, de ce groupe de puissances grandes et responsables.
La dégradation du système de gestion des rapports internationaux impose la mise en place de nouvelles structures de gestion (parallèlement à et en renfort de l'ONU devenant de plus en plus faible). Tous le savent, mais pratiquement personne n'est prêt à faire quoi que ce soit de concret dans ce sens.
Les Etats-Unis ont proposé au monde leur projet unilatéraliste et subissent échec sur échec, tout d'abord en Irak, ensuite dans le conflit palestino-israélien et ainsi de suite.
Néanmoins, il existe aujourd'hui dans le monde plusieurs conflits en gestation qui rappellent bien ceux qui avaient précédé par le passé les grandes guerres.
Tout comme autrefois les différentes parties du monde européen, le monde islamique n'accepte pas ouvertement aujourd'hui les valeurs et le mode de vie de la civilisation de base (disons de la civilisation européenne contemporaine). Le fossé et la tension s'aggravent.
La crise au Proche-Orient (entre Israël et ses voisins) possède une tendance manifeste à l'aggravation. Il serait bon que l'actuelle explosion de violence entre le Hezbollah et Israël ne dégénère pas en grande guerre au Proche-Orient avec la participation de l'Iran et de puissances extérieures à la région, ainsi qu'avec des frappes sur les sites nucléaires iraniens. Et après, en toute une série de grandes guerres sur l'ensemble du "grand Proche-Orient".
Et ce, d'autant plus que les sources d'une telle guerre, qu'on qualifie aujourd'hui de "guerre des civilisations", sont parfaitement évidentes. Mais c'est là le sujet d'un tout autre article.
La croissance pratiquement omniprésente du protectionnisme est aussi un très mauvais signe. Le protectionnisme engendre des frictions politiques supplémentaires et la méfiance mutuelle.
Le régime de non-prolifération des armes nucléaires est quasi inexistant de nos jours. La prolifération nucléaire a commencé et a pratiquement été légalisée par la reconnaissance "de facto" de l'Inde et du Pakistan comme puissances nucléaires. Or, le Pakistan toujours instable peut exploser à tout moment, et nul ne sait où et entre les mains de qui tomberait alors son arme nucléaire.
Après la reconnaissance de l'Inde en tant que puissance nucléaire par les Etats-Unis et la signature entre ces deux pays d'un programme de coopération dans le domaine du nucléaire, la communauté internationale n'a pratiquement plus d'arguments politiques et moraux à produire à d'autres Etats cherchant à entrer en possession d'armes nucléaires. Au Sommet du G8 à Saint-Pétersbourg, les leaders des pays les plus industrialisés ont manifesté une approche commune, mais souple, concernant l'Iran. Il est cependant très peu probable que cette unité tienne encore lorsqu'il s'agira de sanctions et à plus forte raison de frappes contre l'Iran.
Après l'échec pratique des tentatives pour ne pas admettre la nucléarisation de la Corée du Nord, les probabilités d'une course aux armements nucléaires en Extrême-Orient sont immenses.
Rien ne va plus, non plus, sur l'ensemble du continent africain. L'aide, même quand elle n'est pas simplement déclarée, mais accordée pour de bon, s'y avère en règle générale parfaitement inefficace.
La communauté internationale n'arrive manifestement pas à gérer comme il se doit les rapports internationaux. Dans cette situation, toute provocation ou même une simple incompréhension peuvent se trouver à l'origine de gros malheurs.
Bien des choses dans les relations contemporaines rappellent beaucoup la situation qui avait précédé les guerres mondiales. Je ne tiens pas à faire de mauvaises prophéties, mais je dois en faire part, en tant que professionnel des rapports internationaux.
Quelle en est l'issue? J'en ai plus d'une fois parlé avec mes collègues. Ces derniers sont de plus en plus nombreux, mais leur voix continue à se perdre dans le désert. Il nous faut une nouvelle institution de gestion internationale. On lui a d'ores et déjà attribué une multitude de noms, mais l'essence en est toujours la même: les grandes puissances responsables se regroupent en un directoire à côté de l'ONU qui, tout en gérant les relations internationales, n'hésite pas à imposer parfois certaines règles de conduite. Pourtant, indépendamment du nombre de pays qu'il regroupera, ce directoire doit être uni, sinon ce sera un nouvel échec, et le monde sera plongé dans un nouveau cycle de catastrophes. Peut-être pas en Europe cette-fois. Mais le monde est devenu aujourd'hui beaucoup plus interdépendant qu'autrefois.
On pourrait appeler ce directoire comme on veut, par exemple, la Communauté des Etats démocratiques (terme que mes collègues et moi-même nous avons préféré au début des années 1990) ou l'Union pour le développement et pour une paix stable, nom que l'on privilégie de nos jours.
Ce n'est pas le nom qui compte, mais il s'agit bien là d'une nécessité tout à fait objective de former une union de grandes puissances responsables qui puissent non seulement proclamer, mais aussi et surtout imposer certaines règles de comportement afin que le monde ne tombe pas à un niveau beaucoup plus dangereux qu'auparavant.
Cette union doit être une structure permanente, dotée d'un secrétariat et coopérant étroitement avec l'Organisation des Nations unies sans dépendre pour autant de la majorité onusienne. Indépendamment du nombre des pays regroupés au sein d'une telle union, elle doit fonctionner sur la base d'une majorité qualifiée. Disons, les décisions doivent y être adoptées jusqu'à 12 voix contre 2.
Je pourrais évidemment décrire avec plus de détails ce projet idéal, à mon avis, de nouvelle organisation du monde. Mais je m'arrêterai là.
J'espère que lors des futures rencontres du G8 en Allemagne, les pays leaders y reviendront. Autrement, nous recevrons à l'avenir des communiqués tout à fait agréables, pendant que le monde ne cessera de glisser vers une instabilité mortellement dangereuse.
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