LA RUSSIE, NOUVEL ACTEUR INCONTOURNABLE DU MONDE MUSULMAN

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(Entretien avec Aslanbek Aslakhanov, conseiller du président russe pour le Caucase du Nord et ancien député de la Tchétchénie à la Douma)

A la mi-juin, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'Organisation de la Conférence islamique (OCI) se réunissait pour sa 33e session à Bakou. La Russie a participé pour la première fois à ce forum à titre d'observateur. Début juin, le secrétaire général de l'OCI, Ekmeleddin Ihsanoglu, a effectué une première visite officielle à Moscou. Nous remercions Aslanbek Aslakhanov, conseiller de Vladimir Poutine, pour avoir bien voulu exposer à RIA Novosti sa vision de la coopération entre la Russie et le monde musulman.

RIA Novosti: Pourquoi la Russie a-t-elle besoin du Proche-Orient et du monde musulman?

A.A.: La Russie est une grande puissance mondiale, elle bénéficie du statut de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU et ne peut se permettre d'ignorer les importants processus en cours dans cette vaste région. Si la Ligue arabe compte 21 membres, l'Autorité palestinienne comprise, l'Organisation de la Conférence islamique regroupe 57 Etats. La population globale des pays arabes dépasse 250 millions d'individus, tandis qu'on dénombre plus de 1,3 milliard de musulmans de par le monde. Le Proche-Orient et les pays musulmans, ce sont aussi d'importants partenaires sur le plan économique. Le monde arabo-musulman intéresse la Russie comme débouché pour ses armes et son matériel de guerre et, à l'avenir, comme partenaire dans le domaine de l'énergie et celui des hautes technologies industrielles.

La Russie a intérêt à conforter ses positions de médiateur politique dans le règlement des conflits entre les Etats et entre les civilisations. Elle coopère avec tous les pays arabo-musulmans en vue de neutraliser ou d'atténuer les menaces qui pèsent sur sa propre sécurité nationale, dont la mafia de la drogue et le terrorisme international. Dans le même temps, notre politique est équilibrée, et la Russie parvient à maintenir un haut niveau de relations avec Israël.

RIA Novosti: Comment voyez-vous le rôle de la Russie dans ce qu'on appelle le "conflit des civilisations"?

A.A.: Pratiquement un Russe sur sept, soit près de 20 millions de personnes, professe l'islam, et nous ne pouvons pas l'ignorer dans la politique si nous voulons établir des relations constructives avec le monde extérieur.

En Russie, les représentants des confessions chrétienne et musulmane cohabitent en paix et s'enrichissent mutuellement par le biais des valeurs culturelles, des traditions, des rites et des acquis spirituels tout en sauvegardant les particularités de chaque religion, sans chercher à imposer leur système de valeurs.

Dans le contexte d'une confrontation naissante entre l'Occident et le monde musulman, la Russie manifeste une approche pondérée et excluant toute confrontation, elle joue le rôle de pont entre les deux civilisations. L'obtention par la Russie du statut d'observateur auprès de l'Organisation de la Conférence islamique n'est donc pas due au hasard. Je dirais même que cet événement constitue une percée diplomatique. En dehors des objectifs politiques, le statut d'observateur permet de développer des relations économiques plus étroites avec beaucoup de pays musulmans, en particulier avec les pays du golfe Persique.

RIA Novosti: La Russie mène-t-elle une politique claire et indépendante dans la région?

A.A.: Oui, la Russie mène depuis ces dernières années une politique assez indépendante vis-à-vis du monde musulman. Nous n'avons pas le droit d'être à la traîne d'autres pays, même les plus développés, mais nous n'excluons pas une coopération étroite avec eux. Parmi les exemples de cette coopération multipartite, on peut citer la mise en place du Quatuor regroupant l'ONU, les Etats-Unis, la Russie et l'Union européenne dont les efforts conjoints ont abouti à l'élaboration de la "feuille de route" pour le règlement du conflit au Proche-Orient.

Beaucoup de nos partenaires, en premier lieu les Etats-Unis, ne s'attendaient pas à ce que la Russie devienne un acteur indépendant sur l'échiquier international, ce qui suscite des réactions controversées. Dans le même temps, la Russie ne renonce pas à sa coopération avec l'Occident autour des points clés de l'agenda international contemporain.

Quand on examine les problèmes du Proche-Orient, il faut savoir que dans le monde complexe où nous vivons, à l'époque de la mondialisation caractérisée par la complémentarité et l'interdépendance des Etats dans tous les domaines de l'activité humaine, il n'est pas de problèmes qu'un pays puisse régler seul, quel que soit son potentiel politique, économique ou militaire.

RIA Novosti: Y a-t-il une rivalité entre la Russie et les Etats-Unis au Proche-Orient et dans le monde musulman en général?

A.A.: La Russie et les Etats-Unis ne voient pas du même oeil tous les problèmes internationaux et régionaux, notamment concernant les pays musulmans. Bien entendu, la rivalité russo-américaine existe au Proche-Orient et, plus généralement, dans le monde musulman. Mais la question est de savoir quelle est la base de cette rivalité et jusqu'où elle peut aller. Il semble que la Russie ne souhaite plus, à juste titre, jouer le rôle de partenaire auxiliaire des Etats-Unis dans les affaires proche-orientales et dans les questions dont dépend l'avenir du monde musulman. Par ailleurs, elle peut et doit préserver son partenariat avec les Etats-Unis et, plus généralement, avec l'Occident là où ses intérêts sont respectés.

La Russie et l'Occident ont intérêt à promouvoir la stabilisation et la modernisation des pays arabes et musulmans. Ensemble, ils peuvent tenter de favoriser ces processus. D'autant plus que la Russie et les Etats-Unis fournissent de bons exemples de coopération, notamment leurs efforts conjoints dans la lutte contre le terrorisme international, l'élaboration de la "feuille de route" et la non-prolifération des armes de destruction massive. En collaboration avec les Etats-Unis et ses partenaires du G8, la Russie s'emploie à éradiquer la pauvreté, à lutter contre les maladies infectieuses, à relever tous les autres défis auxquels l'humanité entière est confrontée.

RIA Novosti: Comment évaluez-vous la situation en Irak? Comment la Russie perçoit-elle cet échec des Etats-Unis, si tant est que ce soit un échec? Quels en sont les avantages ou les inconvénients? Quelles sont les perspectives qui s'ouvrent à la Russie en Irak?

A.A.: La situation en Irak est déplorable, et il s'agit d'un échec évident de la politique étrangère américaine. L'Irak est secoué par une vague d'attentats, de pillages, de violences et d'enlèvements. Ce pays est pratiquement au bord d'une guerre civile. Les contradictions se sont aggravées entre les deux branches de l'islam, les chiites et les sunnites, alors que la question kurde n'a jamais été aussi urgente. On peut considérer la guerre irakienne comme une grande erreur de Washington. Au lieu de faire aboutir la pacification et la renaissance économique et sociale en Afghanistan, où les Américains avaient des raisons d'intervenir, les Etats-Unis ont lancé une autre opération militaire, mal préparée sur le plan diplomatique, coûteuse et vouée à l'échec. Le résultat est la crise permanente en Irak, la nouvelle montée du radicalisme islamique (talibans), la menace de voir déferler la vague islamiste sur le Pakistan et la possible apparition de nouveaux points chauds à travers toute la "ceinture" musulmane, de l'Afrique à l'Asie du Sud-Est.

Dans le même temps, la Russie n'a pas de quoi jubiler face aux mécomptes américains. L'aggravation de la situation en Irak déstabilise tous les pays voisins jusque dans les régions proches de la Russie, comme le Caucase et l'Asie centrale. La Russie a donc besoin d'agir à l'unisson avec les Etats-Unis et leurs alliés en vue d'éviter la propagation du terrorisme et les enlèvements de personnes. Ces objectifs ne sont pas faciles à atteindre, mais il faut agir, sinon la situation continuera à se dégrader.

Il faudra un certain temps pour assainir nettement la situation en Irak, mais on pourrait dès maintenant bloquer le conflit politique intérieur. La Russie a de bonnes chances de faire avancer réellement le dialogue irakien et d'y engager toutes les forces politiques et interethniques du pays, un format qui pourrait apporter des fruits réels. C'est alors qu'on pourrait parler de perspectives pour la Russie en Irak.

RIA Novosti: Comment voyez-vous la situation autour du programme nucléaire iranien et la stratégie de la Russie à l'égard de Téhéran?

A.A.: Comme tout autre pays du monde, l'Iran a le droit de développer le nucléaire civil, en collaboration étroite avec l'AIEA. C'est à ces conditions que la Russie est prête à lui accorder une assistance technique nécessaire dans ce domaine. Moscou partage les préoccupations des autres membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU et de toute la communauté internationale. La Russie n'est pas moins inquiète que les Etats-Unis et l'Europe occidentale face au fait que l'Iran pourrait entrer en possession de l'arme nucléaire, car nous sommes plus proche géographiquement.

Mais comment faut-il agir? Personne ne doute que toute pression sur l'Iran, notamment les sanctions économiques, serait contre-productive. Cette politique pousserait davantage Téhéran à développer l'arme nucléaire, d'autant plus que l'expérience des sanctions internationales montre que celles-ci touchent surtout la population, jamais l'élite dirigeante.

C'est la raison pour laquelle l'initiative russe sur l'enrichissement en Russie de l'uranium pour les centrales nucléaires iraniennes sous réserve du rapatriement du combustible nucléaire usagé doit rester en vigueur. Bien sûr, l'Iran doit réaliser son programme nucléaire civil sous le contrôle total de l'AIEA.

De manière générale, la stratégie de la Russie vis-à-vis de l'Iran devrait être axée sur le maintien des relations de bon voisinage permettant de tirer des avantages géopolitiques et économiques réciproques. La stabilité dans la région adjacente au Caucase est dans l'intérêt de l'Iran où, comme en Russie, l'intégrité territoriale est menacée par le séparatisme ethnique. L'axe principal de la politique étrangère de l'Iran qui souscrit à l'idée d'un monde multipolaire est conforme aux objectifs de la politique russe. La situation géographique de l'Iran, qui dispose d'un accès à la mer suscite un intérêt accru de la Russie en quête d'une artère de transit après la perte de plusieurs ports de la mer Noire. Le projet de Corridor de transport Nord-Sud est en cours de réalisation. Les compagnies russes du pétrole et du gaz souhaitent élargir leurs activités en Iran. En 2005, Tatneft et la Fondation iranienne des déshérités ont ainsi créé une joint-venture dans la zone de Kish. Le russe Lukoil cherche également à prendre pied sur le marché iranien par le biais d'une compagnie irano-norvégienne. La coopération avance également dans le domaine de l'électricité: l'iranien Tavanir et le russe UES sont engagés dans des projets d'interconnexion entre les réseaux d'électricité des deux pays, de transit et d'échanges d'électricité saisonniers via l'Arménie ou l'Azerbaïdjan. Des projets prometteurs portant sur la création d'un "anneau énergétique" autour de la mer Caspienne sont à l'étude.

RIA Novosti: La Russie fait-elle des progrès dans la coopération économique avec les pays arabes et le monde musulman en général?

A.A.: Nos échanges sont faibles. Les progrès ne se font sentir que dans la coopération avec l'Algérie et la Malaisie. Les imperfections de la législation et les résistances internes posent des obstacles. Nous ne sommes pas encore adaptés à l'extension des liens économiques et financiers avec le monde musulman. Tout progrès dans ce domaine passe par une utilisation plus active de l'expérience des experts, une planification et une prévision plus minutieuses.

RIA Novosti: Mais les projets conjoints existent. Lesquels mettriez-vous en relief?

A.A.: Le projet économique de Bouchehr réalisé en Iran est l'un des plus importants. Un autre projet non moins significatif est le gazoduc Blue Stream installé en collaboration avec la société italienne ENI et reliant la Russie à la Turquie sous la mer Noire. Parmi les inconvénients de ce projet - qui est globalement une réussite - on peut citer le faible remplissage de la conduite en raison des besoins de gaz limités de la Turquie et de son souci de diversifier ses sources d'approvisionnement. Pour remédier à cette situation, la Russie a conclu avec la Turquie et l'Italie un accord prévoyant d'étendre le gazoduc à l'Italie. Les leaders des trois pays sont parvenus à ces accords à la fin de l'année dernière, lors de l'inauguration du gazoduc. Les contacts progressent plus ou moins bien avec l'Algérie et la Malaisie.

RIA Novosti: Que peut-on dire des autres pays?

A.A.: Depuis cinq ans, grâce aux efforts déployés par la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Russie et son président Evguéni Primakov - "poids lourd" de la politique internationale qui est très respecté au Proche-Orient et dans le monde -, la Russie développe une coopération économique avec plusieurs pays membres de l'Organisation de la Conférence islamique.

En 2002, un important accord de coopération a été signé à Moscou entre la CCI de Russie et l'Union générale des chambres de commerce, d'industrie et d'agriculture des pays arabes. En 2003, sur l'initiative de la CCI de Russie, a été fondé le Conseil économique russo-arabe.

L'un des grands projets conjoints du Conseil économique russo-arabe, du gouvernement russe et de la mairie de Moscou est celui de construction dans la capitale russe d'un centre d'affaires haut de gamme qui aura pour nom la "Maison arabe" ou le "Conte oriental" et où s'établiront les grandes sociétés de pays musulmans, un hôtel cinq étoiles, des centres commerciaux, des salles de conférences, etc.

Parmi les projets gaziers prometteurs figure le possible engagement de Gazprom dans la construction du gazoduc Iran-Pakistan-Inde et/ou du gazoduc transafghan qui relierait le Turkménistan au Pakistan et à l'Inde. Les investisseurs russes sont les bienvenus dans l'électricité, l'industrie lourde, les transports et les télécommunications. Hormis l'Iran et la Turquie, les pays musulmans d'Asie centrale semblent également attrayants. En 2005, des compagnies russes ont lancé la construction de deux grandes centrales hydrauliques au Tadjikistan, celle de Sangtouda-1 et celle de Nourek. A l'avenir, des excédents d'électricité pourraient être exportés vers l'Afghanistan et probablement vers le Pakistan. L'électricité tadjike et, avec le temps, kirghize permettra de satisfaire largement les besoins des pays d'Asie centrale et de leurs voisins.