La situation économique amènera la Russie à chérir ses immigrés

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Janna Zaïontchkovskaïa, directrice du Centre de recherche sur les migrations - RIA Novosti.

La Russie sera dans l'incapacité de mettre en valeur l'immense étendue de la Sibérie et de l'Extrême-Orient sans l'aide des travailleurs immigrés. Même selon les prévisions les plus optimistes de l'ONU, d'ici 2025, la population de la Russie diminuera jusqu'à 138 millions d'habitants. Sans les travailleurs immigrés, la décroissance de la population active pourrait représenter quelque 20 millions de personnes. Ce qui serait catastrophique.

Aussi, la Russie ne pourra-t-elle garantir son développement économique durable en s'appuyant uniquement sur ses propres ressources de main-d'œuvre. Les quelques millions de travailleurs nécessaires à l'accomplissement de la tâche assignée par le Président - doubler le produit intérieur brut (PIB) en dix ans - nous font aujourd'hui défaut. Dans ces circonstances, au lieu de nourrir des sentiments hostiles à l'égard des immigrés, il importe de reconnaître que nous en avons besoin.

La poussée migratoire chinoise est sans doute la plus puissante. Ce qui s'explique principalement par l'immense différence entre les potentiels démographiques des deux pays. Dans la zone frontalière, la population chinoise dépasse de plusieurs fois la population autochtone. En outre, le nombre des chômeurs en Chine dépasse celui de toute la population de la Russie. Il va de soi que, dans une telle situation, la Chine saisit n'importe quelle occasion pour se délester de son excédent de la main-d'œuvre.

Mais l'épouvantable ruée des Chinois en Russie n'est qu'un mythe. Selon le dernier recensement de la population, il n'y a que quelque 35 000 Chinois en Russie. Nous sommes impressionnés par la politique officielle de la Chine (RPC) dont la conception se résume au mot d'ordre "aller à l'extérieur", ainsi que par des tendances expansionnistes qui se manifestent dans ce pays. Pour le moment, il n'y a aucune expansion chinoise. Et même si l'on compte tous les Chinois (même les petits commerçants) se trouvant en même temps sur le territoire de la Russie, le bilan ne dépassera guère un demi-million de personnes au maximum. Il n'en est pas moins vrai que dans la partie asiatique de la Russie les Chinois sont plus nombreux que dans le reste du pays.

Or, ce ne sont pas les immigrés qui représentent la plus grave menace démographique pour la Sibérie et la Russie en général, mais la politique des migrations pratiquée par les autorités russes. Quand on lit sa conception, on s'étonne de constater que, juste après la thèse "nous avons besoin des immigrés", il est question de la nécessité de durcir le contrôle, que ce soit à la frontière ou ailleurs. Cela prouve que nous ne voyons pas d'autres leviers de régulation des flux migratoires. Il est évident que le contrôle est nécessaire, mais le principal est d'assurer l'afflux du nombre indispensable d'immigrés et d'en garantir l'intégration dans la vie russe.

Dans les deux décennies à venir, il nous faudra chaque année jusqu'à 800 000 travailleurs immigrés de plus pour garantir la croissance économique ininterrompue dans le pays. Absorber rapidement un tel nombre d'immigrés est une tâche extrêmement difficile. Néanmoins, il est temps de faire quelque chose de concret dans ce sens au lien de disserter à l'infini sur ce thème. Il faut notamment mettre en place une infrastructure appropriée. Depuis que le Président a signalé la nécessité de créer un climat propice à l'immigration, un certain tournant vers la libéralisation s'est amorcé. Mais les progrès sont extrêmement lents, de sorte que la situation risque de dégénérer en croissance de l'immigration clandestine.

Les gens en Russie s'imaginent à tort que des logements seront construits pour les immigrés au détriment de la population du pays. Mais aucun pays du monde n'offre jamais rien gratuitement à ses immigrés. Ils doivent travailler pour vivre. Pour ce qui est de l'Etat, sa tâche consiste à élaborer et à établir des règles simples d'enregistrement et d'embauche, tout en se souciant de la création d'un fonds de logements à loyers modérés (sur le plan financier, ce serait un créneau porteur pour les municipalités).

Où sont les insuffisances de notre législation en matière de migrations? Aujourd'hui, nos deux lois, et plus précisément la Loi sur le séjour des ressortissants étrangers et la Loi sur la citoyenneté russe – constituent un obstacle quasi insurmontable à l'immigration en Russie. Les gens doivent dépenser énormément de temps et d'argent pour légaliser leur séjour permanent en Russie, si bien que l'indice de l'immigration est dérisoire - moins de 100 000 personnes par an - pour un pays aussi étendu. Si à l'avenir également, l'immigration reste aussi insignifiante, nous ne viendrons pas à bout du problème de la pénurie de main-d'œuvre.

Néanmoins il existe des raisons d'être optimiste. La prétendue agressivité des Russes à l'égard des immigrés est exagérée. L'afflux massif d'immigrés, surtout s'il s'agit de gens culturellement différents, n'est salué nulle part dans le monde. Il est vrai que l'allergie face aux "intrus" se manifeste en Russie un peu plus que dans d'autres pays, mais l'histoire russe prouve que finalement tout revient à la normale. Quand la Russie a construit le Transsibérien en annexant les terres de la Sibérie et de l'Extrême-Orient, les Chinois s'y trouvaient déjà, car aux frontières il existe toujours une sorte d'interpénétration des populations. A cette époque déjà lointaine, les Russes et les peuples autochtones de cette région vivaient en bonne intelligence avec les Chinois.

Si les Chinois viennent en Russie, les Russes se rendent aussi très souvent en Chine, y mènent leurs affaires et achètent des marchandises. Le trafic-passagers russe dépasse d'une fois et demie le trafic chinois. Quant à une éventuelle expansion chinoise, l'époque des empires est révolue. Le territoire, en tant que tel, ne représente plus un grand intérêt. Aujourd'hui, le territoire, ce sont avant tout des routes, des pipelines, des services et une infrastructure. Autrement, ce n'est qu'un terrain vague. La mise en valeur d'un territoire quelconque, avec la création de toute l'infrastructure nécessaire, est une entreprise qui coûte très cher et les immenses étendues sibériennes resteront vraisemblablement toujours russes. D'autre part, si l'économie russe reçoit de la main-d'œuvre supplémentaire, cela ne pourra que profiter au pays.

A propos de la pénurie de main-d'œuvre dans la région de Kemerovo, un journaliste écrivait récemment qu'il ne faut pas avoir peur de l'arrivée des Chinois. L'économie russe est acculée devant un choix: réduire la production ou embaucher des immigrés. Il est vrai que la Chine a formulé ses exigences: si la Russie adhère à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), elle devra ouvrir ses portes à la main-d'œuvre chinoise. Mais la Russie peut ouvrir la porte en fonction de ses besoins.

Une chose est sûre: la situation économique ne tardera pas à amener la Russie à chérir ses immigrés. C'est que la concurrence sur le marché global des migrations professionnelles sera extrêmement âpre dans la première moitié du siècle. L'Union européenne (UE) et les Etats-Unis vont rivaliser avec la Russie pour obtenir de la main-d'œuvre étrangère. En attentant, notre Etat fait plutôt figure d'outsider sur ce marché.